Alberto Breccia, 20 ans après : entretien avec Latino Imparato
No Comments »Le 10 Novembre 1993 disparaissait Alberto Breccia. Pour le 20ème anniversaire de sa mort, j’ai contacté des auteurs de BD et plus largement des personnes qui ont été influencées par son travail. Latino Imparato, fondateur des Editions Rackham et précédemment co-fondateur des éditions Vertige Graphic a connu et édité Alberto Breccia. Voici la retranscription de nos échanges.
Vous avez été son éditeur en France pendant des années. Pouvez-vous nous raconter brièvement comment vous l’avez rencontré ?
J’ai rencontré pour la première fois Alberto Breccia en 1985, à la Librairie Glénat de la rue Lafayette à Paris. Quelqu’un m’avait dit qu’il y signait Perramus, que Glénat venait de publier en France. Je m’y suis rendu, mon intention étant tout simplement de serrer la main d’un artiste dont j’admirais le travail. La librairie était noire de monde. Accrochés aux murs, les magnifiques originaux de Perramus. J’ai aperçu Breccia assis dans un coin, seul, un verre à la main. Personne ne semblait trop se soucier de lui. Je me suis approché et je lui ai dit : “Maître, je vous lis depuis longtemps et je trouve votre travail tout simplement fantastique. Permettez-moi de vous serrer la main”. Nous avons commencé à parler de bande-dessinée, de dessin, d’Argentine, jusqu’à la fermeture de la librairie. Nous nous sommes donnés rendez-vous le jour suivant pour continuer notre discussion. Je ne le savais pas encore, mais c’était le début d’une amitié qui allait durer jusqu’à sa mort.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’éditer son travail en France ?
J’ai toujours voué une admiration sans bornes au travail de Breccia, sa richesse, sa force mais j’aurais tout d’abord aimé qu’il soit édité par un “grand” éditeur qui mette tout son savoir-faire et sa force de frappe commerciale dans l’entreprise. J’estimais (et j’estime) que son œuvre est une des plus importantes contributions données à la bande dessinée depuis ces 40 dernières années et que donc ça méritait largement cela. Quand Breccia a présenté Rapport sur les aveugles aux éditeurs français, il n’a trouvé que des portes fermées. Je trouvais cela stupide et injuste et donc je l’ai publié, avec les moyens de la petite maison d’édition qu’était Vertige Graphic. Le reste a suivi, tout naturellement.
Les publications en français des histoires d’Alberto Breccia sont peu nombreuses par rapport à sa bibliographie complète. Vous qui avez longtemps été son éditeur, pouvez-vous nous en donner la ou les raison(s) ?
Mort Cinder (je crois que c’est la première œuvre de Breccia publiée en France) a été édité dans la revue Phénix en 1973, plus de 10 ans après sa publication dans Misterix… Entre Les Mythes de Cthulhu, publiés par les Humanos en 1979 et Perramus, 7 ans se sont écoulés sans qu’aucune des œuvres de Breccia ne soit publiée en France. Les éditeurs français ne se sont vraiment jamais intéressés à son œuvre.
Très en avance sur son temps, Breccia n’a jamais été considéré en France comme un auteur “grand public”. Cela m’a toujours frappé : en Italie ou en Espagne, Breccia est, dès les années 70, un auteur assez populaire. En tout cas, on ne lui a jamais collé l’étiquette d’auteur “difficile”.
Après l’exposition de ses originaux à la Galerie MR à Angoulême en 19??, Guy Vidal et Bruno Lecigne avaient découvert des pans entiers de l’œuvre de Breccia, ce qui avait donné lieu à l’édition de L’Eternaute, Dracula et Histoires extraordinaires aux Humanoïdes Associés.
Les ventes de ces livres ayant été assez décevantes, d’autres projets d’édition n’ont jamais vu le jour. Disons que chez les éditeurs commerciaux, il s’était forgé une solide réputation d’auteur peu vendeur, ce qui n’a pas facilité les choses. Il faut dire aussi qu’il aimait beaucoup travailler sur des espaces narratifs courts, adaptés à une publication en revue (Rapport sur les aveugles est quasiment sa seule bande dessinée qui échappe à cette règle). Cela s’adaptait mal au formatage en vogue chez les éditeurs commerciaux français.
Comment percevait-il le fait que certaines de ses histoires ne plaisaient pas au grand public ? Etait-ce une déception pour lui ?
Il était conscient de ce qu’il faisait, conscient qu’en poussant à fond l’expérimentation, en essayant des styles différents, il risquait de laisser plein de monde loin derrière. Il était aussi conscient de l’admiration que, justement pour cela, lui vouaient ses confrères et ses lecteurs éclairés. Il mettait le conservatisme du lecteur peu enclin à accepter le changement au compte des éditeurs qui, pour garantir leurs revenus, étaient plus enclins à multiplier à l’infini des formules “qui marchent” plutôt que proposer des auteurs innovants. Ce qui le décevait beaucoup, et souvent l’indignait, était le décalage existant entre succès commercial, notoriété, ou considération de la part d’une certaine critique et la valeur artistique de tel ou tel livre ou auteur.
Une fois, de retour d’un rendez-vous avec un gros éditeur où on lui avait refusé pour la énième fois Rapport sur les aveugles, il était particulièrement de mauvaise humeur. “C’est peut-être la meilleure chose que j’ai fait”, il disait. “Je ne pourrai pas aller plus loin. C’est du bon travail, je le sais. Je ne peux pas comprendre que l’on dise qu’il n’y a pas de public pour cela. Tant qu’on continue à lui proposer de la merde, le public ne risque pas d’évoluer, d’affiner ses goûts […] Je ne comprends pas comment on peut vendre des dizaines de milliers d’exemplaires de bandes dessinées si mauvaises”, et il prit dans ses mains un livre d’un auteur français à succès qui traînait sur la table. “Regarde !” Il commença à m’indiquer des fautes assez grossières dans le dessin, des maladresses dans le découpage. Puis, il prit un stylo bille et se mit à en corriger les cases : anatomie, perspective… tout y passa. Il était furieux.
Diriez-vous d’Alberto Breccia qu’il était un dessinateur engagé ?
Il avait des convictions. Il était très sensible au sort des plus démunis. Il ne supportait pas les injustices, les abus, la violence que le fort exerce sur le faible. “Je ne vis pas dans une bulle”, disait-il. “Ce que je vois ou je ressens, passe forcément dans ce que je dessine”.
Pouvez-vous expliquer quelle a été sa place dans la “Historieta” ?
Répondre à cette question demanderait beaucoup de temps. Disons qu’il a été parmi ceux qui ont fait le plus évoluer un genre populaire en se posant des questions esthétiques de taille et en essayant de les résoudre. Je pense, par exemple, à Mort Cinder. Oesterheld innovait dans le scénario et Breccia se démarquait nettement du style classique inspiré de la bande dessinée américaine des années 30. L’histoire imaginée par Oesterheld “demandait” ça. Il fallait créer des ambiances, suggérer des sensations, souligner des situations précises. Breccia a fait tout cela en faisant voler en éclats un bon nombre de conventions.
Que pensez-vous de cette citation sur le dessin et le style :
“Pendant des années j’ai fait des efforts terribles pour forger mon style et à la fin, je me suis rendu compte que ce style est simplement une étiquette qui ne sert à rien. Le dessin est un concept, il n’est pas une marque […]
Pourquoi dois-je continuer à dessiner toujours de la même façon ? Quand je dessine, je suis toujours moi-même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, cette espèce de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter au point où on atteint le succès.”
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)
Il disait aussi : “Quand tu es arrivé au sommet, tu ne peux faire qu’une chose : descendre”. Il trouvait que “s’installer” dans un style était une entrave à la créativité qui ne menait qu’à une répétition de plus en plus stérile. Pendant presque 30 ans il avait gagné sa vie en réalisant des bandes dessinées commerciales : tous les jours ou presque à dessiner les scénarios qu’on lui passait… tous les jours les mêmes choses. Il avait rompu définitivement avec ce schéma et il n’avait aucune intention d’y revenir.
“Arrête de faire la pute bon marché”, lui avait lancé un jour Hugo Pratt “Fais des choses plus personnelles, plus à toi”. Il était allé bien plus loin.
Parmi tous ces styles différents de dessins, lequel vous touche / interpelle le plus ? et pourquoi ?
Difficile de répondre à cette question. Derrière chacune de ces images il y a une histoire, des souvenirs. J’aime beaucoup le Breccia de Rapport sur les aveugles, peut-être aussi parce que ce travail est son dernier, une sorte de testament artistique.
Sans parler forcément “d’héritage”, quels dessinateurs / auteurs sont, selon vous, dans la même lignée que Alberto Breccia aujourd’hui ?
Je ne vois pas vraiment. Mais dans le processus de création il y a forcément une réflexion sur ce qui a été créée avant. Tout ce que je peux dire est que Breccia est encore aujourd’hui très regardé, très étudié.
Peut-on encore parler “d’école Sud-Américaine” aujourd’hui ?
A-t-elle jamais existé ? Je vois plutôt dans la saison de la bande dessinée argentine entre les années 40 et 50, les conséquences d’une situation particulière du point de vue économique, politique et social qui a rendu possible l’éclosion de talents multiples. Cette floraison a été interrompue par la crise économique, les dictatures militaires, l’exode de talents. Aujourd’hui, le retour à un cadre économique et politique général plus favorable marque un renouveau de la bande dessinée dans beaucoup de pays d’Amérique Latine où il y avait une tradition. Dans une certaine mesure, il y a un lien avec les “anciens” mais les influences de la nouvelle génération d’auteurs sont bien plus larges et variées.
A propos de ses nombreuses expérimentations :
“Pour dessiner, il faut se servir des outils qui donnent le résultat le plus convaincant. Chaque sujet requiert des solutions graphiques différentes, et ces solutions graphiques différentes nécessitent d’avoir des outils adaptés. C’est l’essence même du dessin et de la bande-dessinée”.
(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)
Que pensez-vous de cette approche si on la met en regard des outils numériques (tablette graphique, retouche et colorisation avec Photoshop …) dont dispose un jeune auteur aujourd’hui ?
Je me souviens avoir vu sur la table de travail de Breccia une bouteille d’encre de Chine, une vieille assiette, un pinceau, un crayon et un petit bout de bois pointu. Je l’ai vu utiliser un bout de tissu ou le dos de sa main pour étaler l’encre. Un rapport très physique avec la matière que je trouve très salutaire. Mais bon, comme le dit Breccia, l’outil à utiliser est en fonction du résultat qu’on veut obtenir…
Si vous deviez retenir une seule de ses histoires ou une planche en particulier, laquelle ce serait ? Pour quelles raisons ?
Il est difficile, dans le cas de Breccia, de se fixer sur une seule page ou une case et d’en désigner une seule, tellement il y en a qui touchent ou émerveillent. J’affectionne particulièrement les pages de Un tal Daneri, et particulièrement l’histoire Ojos dorados et la maîtrise de la technique du monotype dont fait preuve Breccia pour créer des pages au fort impact visuel. Ce qui me frappe, c’est l’atmosphère qui se dégage de ces pages, ce que ces pages évoquent, le souvenir nostalgique et un peu amer de son quartier. J’y entrevois l’homme que j’ai connu.
Dans les années 80, comment perceviez-vous son travail ici en France (ou en Europe) en comparaison avec ce qui se faisait à l’époque ?
Comme j’ai dit, la perception du travail de Breccia n’était pas la même dans différents pays. Personnellement, le travail de Breccia ne m’a jamais choqué, rebuté, même quand j’ai commencé à le lire, adolescent. Le dessin de Mort Cinder n’était certes pas “évident” mais les histoires étaient si prenantes et le graphisme riche, envoûtant. Je me souviens tout particulièrement de la scène du marais dans Les yeux de plomb et de l’angoisse que j’ai ressentie la première fois que je l’ai lue. Enfin, c’est une question de références, de culture visuelle et aussi d’habitudes… J’ai entendu souvent, ici en France, des appréciations sur le travail de Breccia de la part de lecteurs de bande dessinée (mais aussi de libraires ou de “critiques”) que je n’ai pas entendues ailleurs : brouillon, désordonné, inconstant… Les jugements d’ordre esthétique sont tout sauf absolus.
On a souvent comparé Alberto Breccia avec Hugo Pratt : pourquoi selon vous ?
Je n’ai jamais compris comment quelqu’un a pu faire cette comparaison. Il n’y avait, pour moi, d’artistes plus différents dans leur démarche, leur façon de travailler et dans le sens qu’ils donnaient à leur travail.
Pour finir, avez-vous une anecdote à nous raconter à son propos ?
Il y a une anecdote qui m’amuse tout particulièrement : la rencontre entre Breccia et Eisner au festival d’Erlangen. Les deux s’étaient croisés à plusieurs reprises dans des salons ou festivals. Comme l’un ne parlait pas la langue de l’autre, leurs retrouvailles s’étaient limitées à des poignées de main, de grands sourires et des tapes sur le dos. Chacun admirait le travail de l’autre. L’organisation d’Erlangen avait mis à disposition un interprète qui parlait anglais et espagnol ; la communication devenait finalement possible. Ils ont commencé à se poser mutuellement des questions sur leurs habitudes de travail… “Tu préfères dessiner le matin ou l’après-midi ?” “Combien de temps tu peux dessiner sans t’arrêter ?” “Est-ce que tu fais de l’activité physique dans les pauses ?” “Tu aimes encrer tes pages ?”
Bref, tout le monde s’attendait à ce que la rencontre de deux grands pédagogues donne lieu à de profondes discussions théoriques. C’était plutôt deux artisans qui se rencontraient pour parler boutique. Surprenant et amusant en même temps.
A propos de Latino Imparato
Après des études classiques, il se rapproche du milieu du livre et le l’art contemporain en travaillant d’abord dans une maison d’enchères puis en fondant en 1979 une imprimerie d’art qui édite les œuvres des plus connus graveurs italiens de l’époque.
En 1984, il s’installe en France où il fonde, avec Giusti Zuccato et Giovanni Miriantini, les éditions Vertige Graphic dont il assurera seul la direction éditoriale de 1995 à 1999. Le premier livre publié par Vertige Graphic réunit d’ailleurs deux histoires courtes d’Alberto Breccia et de José Muñoz.
Suite à sa rencontre avec Alberto Breccia en 1985 il en devient deux ans plus tard le représentant en Europe.
En 2000, il quitte Vertige Graphic pour s’occuper Rackham, maison d’édition fondée en 1989 par Alain David et Michel Lablanquie qui avait été obligée de suspendre son activité, en assurant sa direction éditoriale jusqu’à aujourd’hui.
En tant qu’éditeur, Latino Imparato est à l’origine de la publication ou réédition en français de plusieurs œuvres d’Alberto Breccia : Rapport sur les aveugles et Mort Cinder chez Vertige Graphic; Buscavidas, Cauchemars, Dracula, Les Mythes de Cthulhu et L’Eternaute chez Rackham.
- Voir le site des éditions Rackham