Rechercher :

Alberto Breccia, 20 ans après : entretien avec José Muñoz

Le 10 Novembre 1993 disparaissait Alberto Breccia. Pour le 20ème anniversaire de sa mort, j’ai contacté des auteurs de BD et plus largement des personnes qui ont été influencées ou qui se sont intéressées à son travail.
Le 21 décembre 2013, après sa séance de dédicaces à la Galerie Martel relative à son dernier livre, “Le premier homme”, José Muñoz m’a très gentiment accordé un entretien pour me parler d’Alberto Breccia. Voici la retranscription de notre conversation.

Pouvez-vous nous dire où et comment vous avez connu Alberto Breccia ?


Je connaissais son travail, notamment Vito Nervio qui était écrit par Wadell et qui avait été publié dans Patoruzito. A l‘époque j’étais impressionné par le dessin merveilleux d’Hugo Pratt et lorsque j’avais 11 ans, j’ai connu la Escuela Panamericana de Arte (l’école Panaméricaine d’Art) dans laquelle Hugo Pratt et Breccia ont été professeurs. C’était une école argentine créée à Buenos Aires par les frères Lipszyc qui s’étaient inspirés d’une école similaire qui existait aux Etats-Unis, la “Famous Artist School” mais ils l’avaient adaptée en version argentine avec Breccia, Pratt et Dominguez qui s’occupaient du côté “Historieta”.

Je me suis alors fixé comme objectif de prendre des cours de dessin avec Hugo Pratt. J’en avais parlé à mes parents et quand j’ai fini l’école élémentaire vers 12 ans, ma famille était d’accord pour me faire étudier directement dans les classes de l’école Panaméricaine. On habitait dans le grand Buenos Aires, alors avec mon père, c’était une expédition que d’aller dans le centre-ville. Et quand on est rentré dans le très petit appartement dans lequel se trouvait l‘école, la première chose que j’ai vue c’est Hugo Pratt, que j’avais vu en photo dans les magazines. Il était vêtu comme un chevalier de la pampa, avec de très grandes bottes, on aurait dit qu’il avait laissé les chevaux attachés juste à côté… Il était un peu fâché contre un groupe de jeunes garçons, je ne sais pas pourquoi… Puis on arrive à la partie administrative et on nous dit que Pratt avait fait sa dernière année en tant que professeur et que son remplaçant devait être Alberto Breccia.

Vous avez été déçu en apprenant cela ?

J’étais déçu de ne pas avoir Pratt, mais je n’étais pas déçu d’avoir Breccia !
Mais avant Breccia, nous étions avec Dominguez, un autre dessinateur classique de la BD et pendant 2 mois, ça a été comme un “échauffement”. Breccia est arrivé après. Il avait 37 ou 38 ans, il ressemblait à un danseur de tango, avec les cheveux gominés et l’ensemble complet de vêtements de la même couleur : pantalon, gilet et veste… Bref, on aurait dit un dessin parfait du tango, mais du tango du samedi soir, pas celui du mercredi matin (rires).

Et alors on a commencé avec lui. Au début, on était dans le groupe qui faisait de la figure humaine mais pas avec lui. Ensuite, les plus doués et les plus avancés dans le dessin sont passés avec Breccia dans un petit atelier. J’étais avec lui une fois par semaine pendant 3 heures et j’ai commencé à le connaitre intimement, grâce à ses opinions, à ses observations… et j’ai été conquis !

Ca a été ainsi entre mes 12 ans et quasiment mes 14 ans. Et après, par manque d’argent, j’ai dû interrompre mes études à l’école Panaméricaine d’Art mais pendant les premières années j’avais gagné un petit concours interne et on m’a donné un original d’Hugo Pratt et un original de Breccia un de ses travaux réalisés à la gouache pour les enfants.

On était déjà assez proche lui et moi, j’étais là pour travailler, pour apprendre, et il était sensible à cela. Et quand il trouvait une sensibilité chez ses élèves, il était très à l’écoute. Une fois il nous a donné un scénario qu’il avait illustré pour la revue Patoruzito qui s’appelait Jean de la Martinica. C’était en français et on a fait notre version en BD. Il la corrigeait et me disait : “écoute Muñoz, tu mets beaucoup de gris sans raison, tu fais beaucoup de clair-obscur mais après à l’impression ça donne du noir mais c’est un noir que tu n’as pas préparé, pas pensé…” Puis il m’a dit : “la bande dessinée c’est comme un échiquier”. Un carré noir, un carré blanc, un carré noir, un carré blanc…

Après, vers 13/14 ans, j’ai dû commencer à travailler pour les besoins de ma famille mais il a continué à voir mes dessins et à me recevoir dans sa maison de Haedo. Il était très à mon écoute et très sensible à ceux qui avaient des difficultés économiques.

… car lui aussi était passé par là, il avait dû dessiner pour gagner sa vie

Oui, oui, surtout quand tu connais les difficultés qu’il a traversées dans son enfance. Nous avons des origines plutôt pauvres comme beaucoup, nous sommes des fils d’immigrés avec des hauts et des bas, les bas ont été notables et les hauts beaucoup moins… Nous étions complices et je passais souvent dans sa maison à Haedo, et quand il a vu que j’étais en difficulté et que je n’aimais pas le travail que je faisais, il m’a envoyé à l’atelier de Solano López car il savait que Solano López cherchait un assistant. Alors j’ai trouvé une place de dessinateur grâce à lui et à Pablo Pereyra.

Qu’est-ce que vous avez appris entre ces 2 grands dessinateurs que sont Solano López et Alberto Breccia ?

Ce sont des dessinateurs qui sont aux antipodes. L’expressionnisme blanc et noir, exaspéré, nerveux et artistique de Breccia était remarquable, l’expressionnisme d’Hugo Pratt l’était aussi. Mais avec Solano, ce n’était pas une grâce “esthétique”, son talent était ailleurs. Il ne faisait pas seulement des dessins qui étaient bien faits, il se mettait dans la peau de ses personnages, il les faisait vivre. On peut le critiquer mais les atmosphères qu’il a réussi à communiquer, la chaleur humaine, l’intensité des anecdotes, le regard des personnages, la force des situations… C’était tout cela son énorme talent. Et Breccia et Pratt sont différents. Avec Breccia, tu vois la tâche, les lignes, et tout ce qu’il jette sur le papier est esthétique, c’est en harmonie. Il y a de la fraicheur, de l’énergie, de la vigueur et du talent dans la composition.

J’étais totalement du côté esthétique de Breccia et je ne comprenais pas très bien le talent de Solano, je l’ai compris avec le temps. Avec Solano, on avait la présence tiède, tendre et convaincante de notre ville, des femmes, de nous les hommes, les créoles, des filles qui se mélangeaient avec nous… Car il dessinait des choses à partir de notre réalité première. Il y avait la chaleur de l’existence réelle des corps et des regards. Ça c’est Solano. Avec lui j’ai appris jour après jour grâce à l’intensité et à l’humanité de son regard. Alors qu’avec Breccia, j’étais plus proche du déploiement de la tâche qui raconte, celle qui fait la composition.

Breccia vous disait que le dessin devait ressembler à un échiquier, très contrasté, et plusieurs années après il fait Perramus tout au lavis et en teintes de gris qu’il justifie car la ville devenait grise, elle s’éteignait et perdait son âme…

Oui, il a fait un excellent travail au lavis, c’est une technique que j’aime beaucoup aussi. Je l’avais étudiée avec Pratt, Albistur, puis après avec Breccia. Dans Perramus, c’est le gris qui est tombé sur notre vie, sur la ville de Buenos Aires, sur notre âme… Lorsqu’il a fait Un tal Daneri avec Carlos Trillo au scénario, tu voyais l’immensité de la solitude, l’obscurité… Il faisait un autre type de gris avec différents papiers colorés. Il y a aussi des tampons, des collages… Dans la version de L’Eternaute de Solano, il y a le gris qui plombe la ville, qui plombe nos têtes, nos âmes, le gris qui nous envahit de terreur. Et dans Breccia, ce sont des gris énergétiques qui sont le produit de collages et de mélanges et qui sont capables d’obscurcir notre réalité.

Que pensez-vous de ce qu’il disait à propos du dessin et du style ?

“Pendant des années j’ai fait des efforts terribles pour forger mon style et à la fin, je me suis rendu compte que ce style est simplement une étiquette qui ne sert à rien.
Le dessin est un concept, il n’est pas une marque […]
Pourquoi dois-je continuer à dessiner toujours de la même façon ? Quand je dessine, je suis toujours moi-même ; je ne fais que changer les signes avec lesquels j’exprime un concept. Avoir un style personnel, cette espèce de sceau de garantie, c’est simplement s’arrêter au point où on atteint le succès.”

(extrait de “Ombres et Lumières”, Vertige Graphic,1992)

Il n’est pas obligatoire de changer souvent de style mais je le comprends très bien. Il y a des dessinateurs qui s’enferment dans une situation qu’ils considèrent comme optimale. Et il y a des dessinateurs qui ne sont pas satisfaits de répéter souvent le même type de dessin… Le peintre Francis Bacon disait “je travaille en recherchant un accident qui m’interdit de répéter ce que j’ai déjà fait”. Alors dans ce contexte toutes les choses sont possibles.

On fait toujours du dessin avec nos limites, avec ce que l’on a appris, ce que l’on a connu… Et ce n’est qu’après que l’on peut faire des variations, comme il a fait, notamment le travail pour les enfants ou son travail humoristique… C’était un professionnel et il faisait différentes choses mais toujours avec un grand professionnalisme. Il a beaucoup travaillé en satisfaisant les demandes de beaucoup d’éditeurs de Buenos Aires qui le sollicitaient.

Après il y a des histoires, des anecdotes, des situations à dessiner qui nécessitent de changer de style. Il y a des styles qui sont plus appropriés à certains regards, et si le regard change, il y a d’autres possibilités d’expression, d’autres panoplies d’outils à utiliser…

Il disait que pendant 15 ans il avait dessiné Vito Nervio toujours de la même façon et qu’il ne pouvait pas changer…

Il a fait des bons changements dans Vito Nervio mais il devait répéter le visage inventé par un autre dessinateur uruguayen qui s’appelait Emilio Cortinas. Grâce au succès de Vito Nervio, il a pu se construire une maison à Haedo mais après il s’est ennuyé et il a voulu casser tout cela. C’était un travailleur. “Je suis un simple ouvrier des Arts” disait Renoir. Etre un “ouvrier des arts” cela signifie que nous sommes des travailleurs et que nous participons à toute l’invention des choses qui sont en train de constituer l’élan artistique du moment. Et Breccia était l’un d’eux.

Carlos Nine disait que Breccia se considérait comme un artisan, par comme un artiste

Un ouvrier des arts, oui. On doit arrêter avec cette division épouvantable dans laquelle on est tombé pendant 30 ans. Les deux sont mélangés. On doit apprendre les subtilités du métier et après, on peut mettre l’encre soit dans le pinceau, soit sur une chaise et que l’on peut frotter sur le papier… Il y a beaucoup de choses très arrêtées dans notre métier. Tout le plaisir de diviser, dire que ça c’est bon parce que c’est artistique ou dire que ça c’est moins bon car c’est un artisan qui l’a fait, c’est une connerie. Il y a des gens qui travaillent et qui font les choses du mieux possible. Alors un peu de respect. On peut parler de ce type de chose quand on a connu profondément le métier, sinon nous sommes victimes de certaines personnes qui nous mettent dans des cases… Mais si tu dis à Buenos Aires que tu es un artiste, on se moque de toi (rires). Donc dire que tu es artisan, c’est peut-être une attitude de défense vis-à-vis de ces personnes qui vont te juger. Mais arrêtons avec les frontières posées par les critiques d’art ou par les journalistes.

Si vous deviez retenir une seule de ses histoires ou une planche en particulier, ce serait laquelle et pour quelles raisons ?

Ce qui m’a donné un éblouissement dans la tête, dans le cœur, dans les yeux, c’était un épisode de Sherlock Time qui s’appelle “La goutte”. La nuit, dans cette maison obscure, l’assistant de Sherlock Time se promène et du sang va commencer à couler sur les murs… La nuit, la terreur, l’expressionisme… je suis encore ébloui par cette idée d’Oesterheld et par la réalisation esthétique de Breccia.

C’était une autre traduction de ce qu’on avait vu avec Milton Caniff et les dessinateurs “blanc-noiristes” Nords Américains de l’époque, Will Eisner… Mais tu vois, la pulsion d’Alberto qui l’a poussé à sortir avec énergie de la prison agréable, presque artisanale, dans laquelle il était tombé pour pouvoir construire sa maison… Je me rappelle qu’il faisait environ 25 cases par jour pour Vito Nervio.

J’imagine qu’entre les 2 versions de L’Eternaute, votre cœur balance ?

Je préfère la version de Solano, elle est plus touchante. Quand j’ai vu la version de Breccia, je n’étais pas très préparé pour préférer la version de Solano. Mais en regardant les choses avec mon âge maintenant, je trouve que Solano montre la ville et ses quartiers avec une présence extraordinaire. Et avec Breccia, il y a le déploiement extraordinaire du geste pictural et l’énergie des tâches mais il n’y a pas la chaleur humaine qu’il y a dans la version de Solano. Ce sont des interprétations différentes avec le même prétexte narratif. Breccia disait qu’il préférait la version de Solano à la sienne et il l’a a laissé comprendre mais peut-être que ce n’était pas une très bonne idée…

Entre son travail en N&B et en couleur, qu’est-ce que vous préférez ?

Je connais beaucoup de son travail en couleur et j’aime beaucoup ses dessins pour les enfants et les adolescents, tous ses travaux avec les gouaches, les aquarelles… Et aussi l’époque des collages, les histoires qu’il avait fait avec Trillo. Après il y a les coloristes professionnels qui auront peut-être des choses à redire… Dans les peintures qu’il a faites à l’acrylique, l’époque de Lord Dunsany, Edgar Allan Poe… Il y a des choses qui sont très bonnes. Je regarde tout avec émerveillement, sans préférence. Tout cela est très subjectif, je ne veux pas choisir.

Diriez-vous d’Alberto Breccia qu’il était un dessinateur engagé ?

Quand on voit sa rage humaine devant les conneries persistantes de l‘Histoire argentine, quand on sait ce que son fils et lui ont fait avec l’histoire de Che Guevara… Tel qu’on nous l’a présenté, Che Guevara est un phénomène esthétique. Son visage, sa représentation… Il y a presque un côté hollywoodien. On était très impressionné par sa présence. Il s’est rebellé contre l’injustice et la tuerie du capitalisme, et on peut dire que Breccia dans son travail avait un regard engagé avec la réalité humaine des choses. Egalement avec Sasturain dans Perramus. La réalité t’oblige à t’engager quand elle devient intolérable.

Quelle est la différence entre votre vision de l’Argentine et la sienne ?

C’est clair qu’il y a des différences, de génération par exemple. Nous venons de classes sociales pauvres, nous sommes des descendants d’immigrés. Il venait des tribus centrales du tango, j’étais engagé dans des activités politiques dans des groupes socialistes. Peut-être était-il plus péroniste que moi, et moi plus socialiste que lui… Mais je ne sais pas si cela se ressent dans mes histoires.

Ça dépend aussi de la personne avec qui tu travailles, avec qui tu t’illustres et quel est le résultat. Par exemple Oesterheld qui n’avait pas une grande conscience politique, il faisait son travail de jeune artiste et après avec ses filles il est arrivé à se mettre du côté des Montoneros, un genre de péronisme de gauche. A cette époque là, j’avais 19/20 ans, et je me croyais un jeune révolutionnaire et je le regardais comme un patron qui gardait notre argent pendant 15/20 jours car il en avait besoin, il utilisait le nôtre et nous le rendait un mois plus tard. Il était un peu désespéré comme nous tous dans ces moments où la situation industrielle de la BD déclinait, tous les grands dessinateurs ont émigré pour travailler pour les (éditeurs) anglais pour des histoires beaucoup moins intéressantes que celles que proposait Oesterheld.

Selon vous, est-ce que les jeunes dessinateurs argentins ou le jeune public argentin connait encore Alberto Breccia aujourd’hui ?

Oh oui ! Breccia a beaucoup inspiré, que ce soit à travers nous envers la jeune génération ou avec les gens de 45/50 ans qui sont encore là aujourd’hui. Pensez a Mattotti par exemple. Alberto Breccia est encore présent à travers ces personnes qui sont encore imprégnés de sa présence, et il continue de travailler en nous.

Si Alack Sinner rencontrait Daneri, l’Eternaute ou Perramus, qu’est-ce qu’ils se diraient d’après vous ?

Dans le champ de notre imagination, de notre fiction, ils se sont déjà rencontrés. Des fois je vois Alack Sinner comme un gaucho albinos, grand, blanchâtre, originaire d’Europe du Nord. Alors je pense que, s’ils sont capables de trouver un langage commun, de communiquer la température de leurs âmes et de leurs cœurs, ils pourront faire un morceau de chemin ensemble en dialoguant. Mais selon moi, tous mes personnages sont mélangés avec moi-même et ils se déplacent en moi, ils sont en train de faire des rencontres et de se lier d’amitié.

Et quand je vous montre cela, qu’est-ce que cela vous évoque ?

(je lui montre le catalogue de l’exposition “Muñoz/Breccia, l’Argentine en N&B”)
Ça m’évoque le plaisir de me trouver avec mon Maître. C’était une très bonne idée d’Erwin Dejasse et des gens qui ont fait cette expo à Charleroi. Je me sens chez moi, un peu comme dans une chambre de ma maison.

 

 

Je tiens à remercier chaleureusement Rina Zavagli et José Muñoz de m’avoir permis de réaliser cet entretien.

 


 

A propos de José Muñoz

José Muñoz est un dessinateur argentin de bande dessinée, né le 24 septembre 1942, à Buenos Aires.
Très connu notamment pour sa collaboration fructueuse avec Carlos Sampayo ayant donné naissance à la série “Alack Sinner” en 1975, ses livres sont traduits en une douzaine de langues dans le monde entier.
En 2007, José Muñoz a reçu le prestigieux grand prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre.

Crédits photo : Nicolas Guérin

 

 

Leave Comment